Une fois n’est pas coutume, je vais commencer par la conclusion :
Face à une multiplicité de médias et supports dans notre société, on peut observer l’émergence d’une nouvelle forme de fiction : les fictions cross-média. Mettons tout de suite un terme à cette idée préconçue qui nous amène à croire que toute fiction intégrant plusieurs médias est par définition une fiction cross-média. Le simple usage de plusieurs médias ne définit pas une fiction cross-média. « Le cross-média est le principe de la mise en réseau des médias. » Cette définition populaire n’est pas erronée, mais est incomplète. Par ailleurs, l’encyclopédie Larousse le définit comme une « Déclinaison d’une campagne publicitaire sur différents supports (affichage, presse, Internet, téléphone, hors-média, etc.) », restreignant le cross-média à un outil publicitaire. Nous proposons une définition plus complète qui s’articule autour de plusieurs particularités du cross-média : la fiction cross-média est un ensemble de médias constitutif d’un même univers imaginaire global et cohérent qui sera diffusé de manière coordonnée et synchrone, et présenté comme un tout à un public choisi.
Cependant, la multitudes des projets nommés “cross-médias” apparaissant chaque jour sur nos écrans, leurs différences, leur originalité, ne peut nous amener qu’à la conclusion qu’il existe plusieurs formes de cross-média et qu’une création de ce type ne se limite pas à la réalisation d’une série d’adaptations créées dans un but lucratif.
Dans un premier temps, nous pouvons déjà diviser les cross-médias en deux catégories : les cross-média par adaptation et les transmédias.
Si le cross-média par adaptation propose un même univers et une même narration inlassablement adaptés sur plusieurs médias, on voit aussi émerger une catégorie de cross-média plus complexes et souvent plus riches dans laquelle chaque support ajoute à la fiction globale quelque chose de plus : les transmédias. Dans un transmédia, les différents apports narratifs de chaque média mis en place pour offrir une fiction au public permettent à l’auteur1 de remettre en œuvre l’histoire sans en perdre la cohérence. Il est, en effet, tout à fait possible que d’un média à l’autre un personnage secondaire devienne principal, qu’un autre point de vue, un autre lieu ou un autre moment soient mis en avant, etc. Ces divers focus, cadrages ou morceaux de la fiction appliqués sur différents médias forment une histoire commune et cohérente appartenant à un même univers. Dans le cas de ces transmédias, nous sommes donc face à une narration ramifiée qui étend une même histoire sur plusieurs supports et médias.
Par ailleurs, ces spécificités du transmédia, notamment la narration éclatée ou ramifiée qui lui est propre, soulèvent de nombreuses questions. Qu’apporte cette forme de narration tant du point de vue de l’auteur que de celui du public ? La multiplicité des supports engagés peut-elle avoir un impact sur le potentiel immersif d’une telle fiction ? Nous avons vu précédemment que le cross-média par adaptation était né (en partie) suite à une évolution du processus d’adaptation, par extension, si le transmédia est une forme de cross-média, découle-t-il des mêmes évolutions ?
Par ailleurs, dès que l’on s’intéresse aux transmédias, une foule de définitions envahit l’espace d’investigation. Comment définir le transmédia ? Par quels axes ? Quels points de vue ?
Henry Jenkins, dans son livre « Convergence Culture »2 pointe du doigt le terme de « transmedia storytelling ». Dans cet ouvrage, il explique qu’une « histoire transmédia se déploie au travers de multiples supports, avec chaque nouvel élément apportant une contribution caractéristique et précieuse à l’ensemble ».3
Cette définition généraliste permet de définir l’ensemble des projets transmédias (par opposition aux projets cross-média par adaptation). Néanmoins, les projets transmédias répondant à cette définition présentent parfois de grandes différences. Certains théoriciens suggèrent d’autres points de vue pour définir le transmédia. C’est le cas de Christy Dena qui propose avec le terme « transfiction » une vision du transmédia comme une histoire qui, pour être complète, est dépendante de toutes les pièces réparties sur les différents supports4. Franck Rose quant à lui place le spectateur et son ressenti au centre de ses recherches partant du postulat que les gens veulent être immergés dans une fiction5. Il définit le transmédia comme une fiction dont chaque support permet d’immerger davantage le spectateur dans une histoire : « a new type of narrative emerging-one that’s nonlinear, that’s participatory and often gamelike, and that’s designed above all to be immersive. This is “deep media” : stories that are not just entertaining, but immersive, taking you deeper than hour-long TV drama or a two-hour movie or a 30-second spot will permit. »6 Il oppose ainsi le « Deep Media » (narration participative) au « mass media » (narration passive) : « We live in a moment when two modes of popular culture are vying for supremacy : passivity versus participation. Mass media versus deep media. »7
Pour synthétiser nous pouvons donner cette définition : la fiction transmédia est un ensemble de médias ou d’œuvres bâtissant conjointement une histoire fictionnelle globale et cohérente, qui sera diffusée de manière coordonnée et synchrone et présentée comme un tout à un public choisi.
Ces différentes définitions du transmédia, relatives à certains points de vue, peuvent nous amener à penser que, tout comme il existe deux sortes de cross-média (par adaptation et transmédia), le transmédia possède aussi plusieurs formes. On voit, en effet, émerger d’un transmédia à un autre des différences évidentes notamment dans la façon dont la narration exploite les différents médias porteurs de la fiction. En réponse à cette supposition, nous proposerons trois sous-catégories de transmédias qui correspondent toutes à la définition généraliste proposée par H. Jenkins, mais possèdent des particularités propres : les transmédias à média maître inaltérable, les transmédias à média maître altérable, et les transmédias sans média maître.
Notes ___________________________
1Directeur des nouveaux médias et nouveaux services — fondateur de Brandcasterz.
2 Henry Jenkins. Convergence culture. New York : New York University Press, 2006.
3 Extrait page 95-96 traduit par nos soins « A transmedia story unfolds across multiple media platforms, with each new element making a distinctive and valuable contribution to the whole. »
4Dena,C.(2009)TransmediaPractice :TheorisingthePracticeofExpressingaFictionalWorldacrossDistinctMediaandEnvironments,thèsedeDoctoratdirigéeparPr.GerardGoggin. School of Letters, Art and Media, Department of Media and Communications Digital Cultures Program, University of Sydney, Australia.
5Frank Rose, The Art of Immersion: How the Digital Generation Is Remaking Hollywood, Madison Avenue, and the Way We Tell Stories, Reprint. (WW Norton & Co, 2012). p 8 : « We know this much : people want to be immersed. They want to get involved in a story, to carve out a role for themselves, to make their own. But how is the author supposed to accommodate them ? »
6Ibid. p 6. « Un nouveau type de récit émerge : il est non linéaire, il est participatif, souvent comme un jeu (gamelike), et il est conçu avant tout pour être immersif. C’est le “deep-media” : des histoires qui ne sont pas seulement divertissantes, mais immersives, qui vous emportent plus loin que le drame télévisé d’une heure, plus loin que le film de deux heures ou le spot de trente secondes ne le permettent. »
7Ibid. p 98. « Nous vivons dans une période où deux modes de culture populaire rivalisent : la passivité contre à la participation. Les médias de masse par rapport aux deep medias. »